L’appel des 15 minutes retentit. Nous sommes en fin de journée. Comme un rituel, sous le regard du public, nous repassons une dernière fois les enchaînements sur les planches à roulettes, nous effectuons un bref passage par la maquette de l’avion pour une ultime répétition de la sortie. Cette fameuse sortie « L », celle qui ne s’est jamais bien passée lors de nos entraînements à Gap, celle que nous n’avons parfaitement réussie que deux fois, lors des 2 sauts précédents. Il faut que la mise en place soit à nouveau la même. Nous sentons que sommes au nœud de la compétition. La météo est incertaine, sans doute que les dix sauts prévus ne seront pas tous réalisés.
Le danger, à ce niveau de la compétition est l’excès de confiance, plutôt que la crainte. Il peut nous faire « perdre le sens de l’air », la sensation des mouvements. La conscience de vol n’est pas acquise, elle doit se conquérir à chaque saut. C’est la beauté du sport, de notre sport, au-delà de la technique la plus pure règne l’humain. Au milieu de la foule des supporters nous nous dirigeons vers l’embarquement : faire le vide autour de nous, préserver la bulle, garder cette philosophie du plaisir de voler ensemble. Plus que jamais nous n’avons « rien à perdre ».
Nous sommes la première équipe à sortir de l’avion. Placé contre la porte vitrée, à 1000 mètres, je regarde le paysage. Je m’efforce d’être dans le même état d’esprit qu’à l’entraînement. 2500 mètres, il faut commencer à s’isoler. D’un même mouvement, nous enfilons casques et gants. Les regards sont remplis de complicité, les altimètres indiquent 3200 mètres, deux minutes avant le largage, la lumière est rouge. La lumière est jaune, nous sommes sur axe. Davide et Julo ouvrent la porte, nous nous mettons en place. La lumière est verte, nous saisissons nos prises, je suis en piqueur, en « cater » dans les jambes de Davide, qui est lui-même piqueur, « en valise » sur Erwan. Ce dernier, en flotteur bas, se tient avec la main droite à l’avion et avec la gauche, il tient la jambe gauche de Julo flotteur haut. Davide donne le OK. En sortie, la figure « L » est à nouveau réussie, comme les deux fois précédentes. Le lâché, dans le vent relatif, pour aller en « bipole » est rapide. Les transitions s’enchaînent bien, la « mémo » n’est plus un problème, l’anticipation et la concentration sont au rendez-vous. Les blocs et le vol sont fluides, les prises tombent dans les mains. Rien n’accroche dans ce saut. Aujourd’hui, en fermant les yeux, je peux revivre encore et encore chacun de ces instants magiques.
Dès l’atterrissage, nous sommes satisfaits, car nous savons que nous avons réalisé un bon saut, en tout cas pas plus mauvais que les deux précédents. Nous attendons le résultat. Le jugement se fait pendant le visionnage de l’enregistrement du saut, en direct dans le grand hangar de l’aérodrome de Gera. Tous les compétiteurs et supporters sont présents. Sur l’écran géant apparaît, à côté du drapeau français, le numéro de notre équipe. On aperçoit notre mise en place. Nous retenons notre souffle. Le OK de départ de Davide est bien visible. Le chronomètre se déclenche. Le silence s’est installé dans ce hangar immense. Chacun de nous vit le saut avec la même intensité que pendant la chute. 17 points, 18 points, il reste encore du temps, à 35 secondes l’image s’arrête sur un score final de… 21 points. Après un instant de stupeur, une clameur retentit, celle des encouragements et des applaudissements des supporters et des compétiteurs. Nous sommes deuxièmes ex æquo avec les Italiens et nous devançons d’un point les russes. C’est la première fois qu’un saut est refait trois fois dans un Championnat du Monde. Je totalise à ce jour 22 356 sauts, mais c’est ce septième saut à Gera qui m’a le plus marqué de toute ma carrière. Envahis par une joie profonde, nous sommes conscients, malgré l’euphorie ambiante, que la compétition n’est pas terminée. Nous n’avons rien à perdre, mais nous sentons que quelque chose est train de se passer. Nous devons garder notre sérénité. Le saut suivant sera déterminant ; toutes les équipes sont dans un mouchoir de poche, la moindre erreur peut nous évincer du podium.
F.2.17, cinquième saut. Malgré les appels à répétition, les « stands by », les montées suivies de redescentes en avion, il faut rester dans la compétition. Nous sommes dans le dernier avion de la journée. Nous ne savons pas encore que ce saut sera le dernier de la compétition, à cause de la météo. La figure « F » en sortie d’avion n’est pas difficile à réaliser, mais fragile de par sa conception. Sa réalisation peut s’avérer délicate. Malgré notre classement actuel, sans hésitation nous décidons de la sortir en « direct ». Nous resterons fidèles à l’esprit qui nous anime. Il est difficile de décrire à posteriori les sensations à ce moment-là, cette alchimie entre confiance et entente, la concentration à son paroxysme. Nous sommes au crépuscule, mise en place, le OK est donné. La sortie se passe très bien, le saut se déroule avec fluidité, les blocs, la mémorisation pour Julo et moi, l’anticipation. J’ai l’impression que rien ne peut nous arriver. Le vol est intuitif, la pression bien gérée. Quinze minutes après notre « posé », tout le monde est réuni devant l’écran géant et attend les derniers résultats.